Sauver le consentement à la solidarité du piège Bismarkien

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par Régis de Laroullière,

Ancien Délégué Général de Médéric,
Conseil en Stratégie et Gestion des Risques,

Teneur de l’intervention à l’UDAP le 5 novembre 2019

Le ras le bol fiscal est à présent plus qu’un risque, c’est devenu une réalité aux conséquences bien visibles, avec notamment le mouvement des gilets jaunes. Le consentement à l’impôt, l’un des fondements de la démocratie, est atteint. Un autre risque aussi grave se déploie, qui menace l’Etat providence : l’atteinte au consentement à la solidarité.

Dans notre pays, les prélèvements obligatoires sociaux dépassent sensiblement les prélèvements obligatoires fiscaux. Plus que dans de nombreux autres pays, notre système de protection sociale repose historiquement largement sur la solidarité : entre actifs et retraités pour la retraite, entre jeunes et moins jeunes pour la santé, entre actifs salariés de tout âge et de toutes conditions pour le chômage, entre adultes sans enfants et chargés de famille pour les allocations familiales. Environ 25% de la population est contributeur net à la solidarité nationale, et 75% en est bénéficiaire net.

La logique de notre système de protection sociale obligatoire est également largement assurantielle, apportant sa protection jusqu’à un niveau élevé de revenu. Les rémunérations prises en compte et ouvrant droit à prestations sont ainsi plafonnées à des niveaux importants : quatre plafonds de la sécurité sociale, soit 162.096 euros par an pour l’assurance chômage, et 8 plafonds, soit 324.192 euros par an pour le régime de retraite complémentaire obligatoire agirc-arrco dans son organisation actuelle. L’espace disponible pour un système complémentaire purement assurantiel et facultatif est en conséquence restreint. C’est un système qualifié de Bismarkien, par opposition aux systèmes dits Beveridgiens dans lesquels la protection sociale obligatoire est plafonnée à des niveaux faibles, et généralement financée par l’impôt plus que par des cotisations. Dans ces systèmes, l’espace disponible pour les régimes complémentaires assurantiels est important, comme on le constate par exemple au Royaume-Uni.

Notre système de protection sociale, généreux si on le compare à ceux des principaux autres grands pays industrialisés, enregistre des déficits persistants. Depuis des années, les prélèvements qui le financent, malgré leur proportion élevée au regard du PIB, ne peuvent couvrir les dépenses. Ce constat conduit naturellement à s’interroger sur la réduction des prestations aux bénéficiaires, en commençant par les plus « aisés », à l’image du régime général de retraite qui ne verse de pension de réversion que sous condition de ressources (1.738 euros par mois).

Cette logique s’est appliquée dans le domaine fiscal, lorsque les effets du quotient familial (de logique assurantielle à l’origine) ont été plafonnés (logique devenant redistributive) : le gain d’impôt qui en résulte est actuellement plafonné à 130 euros par mois par enfant quel que soit le revenu du ménage. En matière de santé, les cotisations des contrats offrant des garanties importantes sont à présent pénalisées par rapport à celles des contrats dits responsables. Pour ce qui concerne les retraites, leur réduction par hausse de la CSG annoncée à l’entrée du présent quinquennat a été finalement réservée aux seuls 25% des retraités dont les revenus mensuels totaux dépassent 2.000 euros.

Les prestations de l’assurance chômage des salariés de moins de 57 ans se sont vues imposer à compter du 1er novembre de cette année une dégressivité en fonction du temps, pour les indemnités dépassant 2.261 euros nets par mois, dégressivité pouvant atteindre 30% à partir du 7ème mois. Cette réforme intervenant sans baisse équivalente des cotisations sociales ou fiscales, ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif de rééquilibrage financier poursuivi, les populations concernées ne disposent pas des ressources leur permettant de couvrir par une assurance complémentaire les risques auxquels elles demeurent exposées. Elles sont piégées dans notre système Bismarkien qui se voit progressivement Béveridgé à un niveau de prélèvements élevé, avec l’effet que l’on voit notamment dans les réactions des représentants de l’encadrement. L’inquiétude est d’autant plus forte que, partant d’un système assurantiel dans lequel prélèvements et prestations sont élevés, le potentiel de réduction des prestations est important, et que les mesures adoptées comportent un élément discriminant perçu comme stigmatisant.

Famille, retraite, santé, chômage à présent, c’est la logique de l’ensemble de notre système de protection sociale qui est progressivement remise en cause. Quelles en sont les conséquences sur les comportements des populations qui portent le poids de ces changements ? Il est urgent de s’interroger sur la durabilité du système qui se met en place, dans une économie ouverte caractérisée par la montée de l’individualisme, et sur les éventuelles contreparties que les populations affectées pourraient obtenir en face des efforts supplémentaires qui leur sont imposés.

A défaut, elles risquent de se désengager, il y a maintes façons de le faire, et la faculté contributive s’évaporant, comme on l’a vu en grandeur réelle en matière fiscale pour les patrimoines élevés au cours des dernières années, c’est un enchainement perdant perdant qui risque de se mettre en place à bas bruit s’il n’est déjà à l’œuvre. Le piège Bismarkien risque de se révéler fatal à la solidarité dans notre pays.

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Peut-on en sortir ? On évoquera ici pour faire avancer la réflexion trois pistes en matière de contreparties qui pourraient être apportées à l’accroissement de solidarité qui est imposé :

 

  1. Une reconnaissance accrue de la part des bénéficiaires des transferts. Mais on n’est pas au pays des bisounours, et il importe de plus de ne pas stigmatiser les bénéficiaires des transferts. C’est la logique des droits et des acquis sociaux qui prévaut et continuera sans doute de prévaloir.
  2. Une intensification de la lutte contre la fraude et les abus. Avec bien des hésitations, ce mouvement s’est mis progressivement en place, et l’on constate une accélération, visible dans les chiffres, mais sans que ceux-ci ne soient à la hauteur des déficits.
  3. Une contribution plus importante des bénéficiaires à l’équilibre d’ensemble, dans la logique du principe fondateur « à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses moyens », en acceptant de travailler un peu plus. La France est en effet le pays de l’OCDE dans lequel le temps de travail des individus rapporté à leur durée de vie totale est le plus faible (par exemple un français travaille en moyenne 12% de son temps de vie, un américain 16%). Engager un effort d’allongement progressif de la durée du travail enclencherait un cercle vertueux, réduisant les besoins de transfert tout en augmentant la base permettant de les financer, dans une logique qui pourrait se formuler « aide-toi la solidarité nationale t’aidera ».

Il y a à cet égard maintes façons de travailler davantage. Par exemple, rapporté également à une durée de vie, le passage de la durée d’activité de 42 à 44 ans est équivalent à un allongement de 20 minutes de la durée quotidienne de travail (de 420 minutes pour une journée de 7 heures (et une semaine de 35 heures) à 440 minutes).

Observons incidemment que maintenant serait le bon moment pour enclencher cette évolution. Avec des tensions sur de nombreux segments du marché du travail, et parallèlement à l’intensification de l’effort de formation des chômeurs, une augmentation de la durée du travail, sur une base de volontariat, viendrait à point. Elle apporterait non seulement une contrepartie utile à l’effort de solidarité accrue imposé aux cotisants les plus aisés qui se sentent aujourd’hui piégés dans notre système de protection sociale Bismarkien, elle viendrait augmenter la production et le pouvoir d’achat global.

Concluons sur une note d’espoir : peut-être le mouvement est-il amorcé :

  1. La lutte contre la fraude et les abus se déploie, avec l’aide que peuvent apporter les technologies modernes
  2. L’activité et la croissance, alimentées par les réformes du début du quinquennat et l’embellie du climat des affaires qui a accompagné la simple perspective de ces réformes, donnent des signes encourageants par rapport à nos voisins, en témoignerait le moindre ralentissement de l’activité économique en France et la poursuite de la décrue du chômage.

Si tel est le cas, peut-être suffirait-il d’amplifier franchement ce double mouvement, et, à défaut de reconnaissance, de ne pas stigmatiser ceux qui cotisent le plus à la solidarité nationale.

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